Des mondes qui s’empilent. Des capsules de temps, des capsules d’espace, qui vivent un moment avant de disparaître, pour venir ressurgir à l’horizon inopinément. Des royaumes, minuscules, de vie intense, qui cohabitent dans la grande grille urbaine de Las Vegas, dispersés à même le désert, cachés sous des façades de bois blanchâtre ou exposés au monde par la grandeur de leur architecture. A Vegas plus qu’ailleurs, les communautés survivent de manière disjointes, mind their own business et contribuent chacune dans leur coin à, l’épanouissement économique de la cité.
Hier soir, alors que les clameurs du National Festival Rodeo envahissaient les travées du Thomas & Macke Center, une énorme arena appartenant étrangement à la très côtée faculté de l’UNLV, il régnait une douce ambiance d’unicité au sein du public. Comme un cliché qu’on assume, comme des racines qu’on clame haut et fort : l’Amérique WASP (White Anglo Saxon Protestant), coiffée en stetsons (hommes et femmes), boots rustiques ou plus coûteuses, venue acclamer les héros d’une Amérique fantasmée, celle d’un far-west qui vient plutôt du centre du pays. Idaho, Kentucky, Alabama, Texas, Oklahoma, Louisiane comme autant de fières origines pour ces taureaux hystérisés nommés « Trump Train » ou « White Trash », et les héros acclamés en gladiateurs par un public plongé dans le fun sans arrière-pensée.
Les avenues perpendiculaires au Strip défilent, et les mondes continuent de s’empiler. De l’autre côté, à l’Est de la ville, au pied même de la Stratosphère, œuvre malade de Bob Stupak qui a mis des décennies à en achever la construction —notamment aidé, à la fin, par son ami Lyle Berman, pour en boucler le financement—, Las Vegas se fait Brooklyn, East Village, Miami ou Portland : des hispters tatoués et barbus, totebag à l’épaule, enfilent des bières artisanales. Il y a dix ans à peine, les rues étaient hantées de silhouettes opiacées et de panhandlers agressifs ; la gentrification par la culture (brocantes, galeries, cafés fancy, restaurants organic) est venue ici nettoyer la ville par petites touches, doux outil de terraformation au service de l’immobilier à venir. Une décennie plus tôt, à quelques pas de Fremont Street et de son downtown historique, la même inexorable formule s’était mise en marche, avec notamment aux manettes un excentrique entrepreneur de la tech, Tony Hsieh, depuis mort dans son caisson d’oxygène, riche milliardaire isolé au milieu des sans-abris.
D’autres blocs, d’autres mondes. Le grand tribunal de Vegas, et ses bail bonds agglutinés tout autour, afin de contracter un prêt léonin qui aide à faire sortir de garde à vue les prévenus. Puis, au cercle suivant, en concentrique, des chapelles de mariage qui puent le divorce du lendemain blême, et les pawn shops devenus prêteurs sur gage des télévisions câblées américaines. Au Nord, la base de Nellis et ses soldats rasés de prêt, qui vivent en communauté close, comme les GI dans celles d’Okinawa. Un peu plus à l’Ouest, aux portes du désert, des kilomètres et des kilomètres de grands RV Park où s’entassent toute l’Amérique white trash, au beau milieu des caravanes roving vehicles, à même le sable et la terre du désert du Mojave. Et, dispersés, dans de grands temples futuristes ou des églises miteuses essaimées au beau milieu des strip malls, autant de religions et de communautés que la ville en abrite : sectes obscures ou multi-milliardaires, Choice Center ésotériques et de l’adventisme à ne plus savoir qu’en faire. Chaque tournant, chaque bifurcation déplie d’autres mondes devant nous : ici, mais le week-end uniquement, le grand marché aux puces de Broad Acres avec ses fanfares mexicaines et ses stands d’outils de chantier pour petites mains latino ; là, un Chinatown gigantesque qui abrite joyaux de la nourriture asiatique (Corée, Chine) et salons de massages full service dont les prix tranchent avec ceux pratiquées par les belles de nuit des casinos du Strip. Et puis, les arroyos qui rappellent les tunnels d’évacuation de Los Angeles, les villes adjacentes si pieuses qu’elles interdisent leurs habitants à venir dépenser dans la ville du pêché. Chacun, à sa place, dans son monde, évolue. Chacun, à sa manière, mène jusqu’au bout sa mission, se réinvente une vie.
A Pahrump, une de ces bourgades du désert que seule la présence de bordels a rendu un tant soit peu célèbres dans le pays, on croise comme à Vegas des singularités qui se sont recréés leur oasis à eux. Un oasis inversé, disait le philosophe pour ainsi définir ces mondes empilés qui abritent et assoiffent, qui entourent et emprisonnent. Des trajectoires uniques qui finissent dans un vieux mobile-home, comme Ronald Wayne, le « Troisième homme d’Apple » aux côtés de Steve Jobs et Wozniak, mais qui aura eu la riche idée de vendre ses parts de fondateur pour quelques dollars au bout d’une poignée de trimestres. Ou Heidi Fleiss, sublime mère maquerelle au destin hollywoodien, qui avait fait tomber tout le cinéma business, De Niro et consorts en tête, pour avoir révélé l’identité des clients de son service high end au Château Marmont et autres soirées de Los Angeles. Après avoir fait la Une de la presse people des années 90, « Madame » élève désormais les perroquets à Pahrump. Elle aurait, dit-on, renommé sa frêle villa de stuc blanc, « Heidi’s World ».
Il faut croire que la devise ne sied pas qu’aux pays qui l’ont officiellement adoptée (Andorre, Angola, Belgique, Bolivie, Bulgari, Géorgie, Haïti et Malaisie) : au poker aussi, l’union fait la force. C’est en tout cas l’évidence qui s’impose lorsqu’hier, au lancement des derniers Day 1, trois figures du poker hexagonal sont montées sur scène, scellant ainsi une alliance que beaucoup n’auraient jamais imaginée il y a encore quelques années : Matthieu Duran (Live Event directeur de Winamax), Patrick Partouche (des casinos du même nom) et Apo Chantzis (Texapoker).
Alors que des secousses avaient mis de la friture sur la ligne de la relation Winamax-Partouche il y a plusieurs années, il fallait bien tout le savoir-faire et le talent naturel d’Apo Chantzis, fort de ses équipes et son maillage extraordinaire sur tout le territoire, pour mettre tout le monde autour d’une même table, et arriver à sceller un destin commun. Hier, leur présence à trois sur la grande estrade du Pasino Grand d’Aix-en-Provence était à la fois le symbole d’une industrie pacifiée, qui travaille désormais main dans la main, et d’une victoire médiatique, devant ce qui allait devenir le plus grand field d’une finale du Winamax Poker Tour.
Petit à petit, le field se rapproche « de l’argent ». Une obsession pour ces milliers de joueuses et joueurs qui se déplacent parfois depuis l’autre bout de la France afin de s’offrir un shot au prizepool juteux proposé par ce tournoi à seulement 500€ ? Pas certain, ou en tout cas, pas obligatoirement pour tout le monde. L’obsessions d’entrer dans l’argent (souvent pour un gain marginal, à moins d’atteindre le Top 20 du tournoi, surtout lorsqu’on a mis plusieurs bullets dans le tournoi, jusqu’à sept pour les plus opiniâtres) relève plus du défi personnel —inscrire sa première ou son énième ligne HendonMob, raconter à ses amis son run avant son badbeat qui met une halte définitive à tout rêve d’argent et de gloire— que d’un plan de carrière. Les pros, on le sait, sont de moins en moins présents dans les fields de poker, ce jeu de hasard et de talent (dans l’ordre inversé) étant devenu pour beaucoup un loisir, une récréation, une parenthèse qu’il faut garder enchantée.
Rien de plus frustrant pour un joueur, en effet, que de ne pouvoir jouer ; au piquet, pour celui qui s’interdit de jeu comme pour celui qui y est tricard du boléro. En montant le long escalator qui amène au premier étage du Pasino Grand d’Aix-en-Provence, on glisse lentement, dans le brouhaha des jetons et des files de joueurs en attente d’un siège, au beau milieu des fanions qui ornent les murs, célébrant vainqueurs et héros du Winamax Poker Tour au fil des années. Parmi les visages en gros plan, cadrés serrés, une seule photo de groupe : celle de la « Team Big Roger », victorieuse en 2013 du seul tournoi par équipe proposé lors de ces festivals. Sur l’affiche, trois visages souriants, ceux de Stéphane Bazin (depuis très rare sur le circuit poker), Antonin Teisseire (omniprésent lors des tournois du sud-est de la France et sur le circuit Partouche) et Roger « Big » Hairabedian. Ce dernier, nous en avons déjà parlé in extenso lors d’une plongée tête la première dans son éternelle télé-(ir)réalité qu’il autoproduit chaque jour ses réseaux sociaux, annonce son éternel come-back. Mais ses courbes émotionnelles, tout aussi ascendantes que descendantes, ont rendu l’opération de plus en plus délicate. Chaque espoir s’ouvre teinté d’une seule crainte pour l’observateur empathique : que rien ne voie le jour, que tout s’effondre avant d’avoir été monté, voire simplement esquissé.
On ne croisera pas Roger Hairabedian à Aix-en-Provence au WiPT 2025. Contempteur du online, ce n’est pas pour cette raison qu’il aura décidé de skip un large field comme il les aime ; il est tout bêtement interdit de tous les casinos Partouche. L’homme a du talent —il en a toujours eu et, peu importe les années qui passent, il sait signer quelques places dans les casinos qui l’accueillent encore, comme le Circus à Paris— mais aussi celui de se mettre à dos la terre entière, avec quelques obsessions à la clé en sus. On ne sait jamais vraiment, dans les nébuleux rebondissements qui peuplent ses dérives intimes, quelles sont les véritables raisons de ces interdictions de casino, fâcheries diverses et vendetta en ligne. Peut-être, finalement, n’est-ce d’ailleurs pas la question principale…
« Les centaines de choses que l’on a faites de travers dans la vie. Pas forcément à dessein : elles ont pu se produire par stupidité, maladresse, inconscience, par mégarde, pure connerie, sans arrière-pensée« , lisait-on justement à quelques minutes du coup d’envoi du Day 1E en incipit d’un roman sublime, Jours blancs (Jeroen Brouwers, 2013), sous le regard étincelant du Big Roger gagnant d’il y a une décennie. Le regard, depuis, s’est fait plus dur —parfois lucide, parfois désespéré, souvent encore joueur. « Il arrive qu’un souvenir insupportable s’en échappe, et pénètre soudain votre cerveau, pareil à un cambrioleur qui vous jette une corde à piano autour du cour, et nous serre la gorge. » Le souvenir de la victoire, de la gloire et de l’argent étrange ainsi au quotidien ceux qui ont connu de telles cimes ; la respiration de ce millier d’anonymes qui se presse sur l’escalator menant à la table de tournoi n »est que régularité et stress positif.
Que faire, lorsqu’on ne peut plus jouer ? Lorsqu’on vit à distance les grands évènements sans, parfois, ne pouvoir y participer ? A l’époque de champions sublimes comme Stu Ungar, c’était la brokitude qui interdisait toute action. Dans sa biographie, écrite par Nolan Dalla (Joueur né, 2008), l’ancien champion du monde tourne en rond, imaginant les caves s’envoyer en l’air pendant que lui rumine dans sa chambre d’hôtel miteuse du Gold Coast, à Las Vegas. En 2025, Roger Hairabedian a inventé d’autres expédients, intronisant à quelques semaines des grandes compétitions de l’année (WiPT, WSOPC, WSOP Vegas) une joueuse inconnue, Céline « Douceur » Beauchamp, 716$ au compteur de sa page HendonMob. Aux antipodes, donc, de Roger Hairabedian, 11ème joueur all time français et ses quelques 5 500 000$ de gain. On imagine, assez simplement, un contral moral de stacking avec celle qu’il estime « prête à faire de grandes choses dans le poker », sans en connaître plus de détails.
A la hargne et la grinta du parrain Hairabedian, succèderait donc la « douceur » de sa néo-protégée, Céline Beauchamp, qui a cette double tâche muette d’adoucir l’image du mentor et d’aller chercher la gagne là où les portes lui sont désormais fermées. Croisée par hasard à table lors du Day 1C de la finale du WiPT, on ne lui aura pas porté chance, puisqu’elle va sauter quelques secondes plus tard du tournoi principal. Si l’argent et la gloire médiatique sont au choix les deux mamelles qui sous-tendent le monde depuis l’époque pas si révolue de Jean Yanne (pour les plus jeunes, réalisateur & acteur anar-libertarien des années soixante), vivre par procuration le jeu, ses frissons et ses enjeux narcissiques, semble relever d’un lent supplice qu’on ne saurait conseiller à ses pires ennemis. Comment continuer à être, lorsqu’on a été ? Parmi la foule qui s’amasse au fur et à mesure que nous écrivons ces lignes, il y a sûrement dans cet horizon de rêves flottants au-dessus de chaque siège bien des nuances de fantasmes : l’action, le fun, la légende, la victoire et même la perte. Rien ne va plus, faites vos jeux.
Il n’y a pas que la victoire dans la vie. Pas que le rush d’adrénaline de la river miraculeuse, la douce euphorie des triomphes annoncés que rien ne vient trahir. Pas que les billets qui passent de main en main pour finir dans sa poche, pas que les trophées à empiler, les credit-card roulettes jamais perdues, les regards empreints d’admiration, les amitiés nouvelles et éphémères. Il y a la défaite, aussi. La solitude d’un casino à 8h du matin, en pleine semaine, quand les petits-déjeuners offerts par l’établissement sont autant d’incitation à rester encore un peu, histoire de se refaire, de ne pas affronter le ciel grisâtre qui a englouti la ville, ne pas croiser son regard dans les miroirs fumés des couloirs qui amènent vers la sortie.
En arrivant trop tôt ce matin au casino Bratislava, la ferveur de 23h59 s’est éclipsée depuis quelques heures. Les vainqueurs, eux, dorment du sommeil de ceux qui ont vu juste. Ne restent que les joueurs, les vrais joueur, ceux qui se fichent bien de gagner et de décaver. Le parfum capiteux qui flotte dans les casinos et les clubs de jeux du monde entier (une amie, ancienne responsable d’un cercle de jeu parisien, m’avait un jour confié que cette odeur si typique aux établissements de jeux, constituait pour elle une madeleine de Proust olfactive, comme l’odeur du poulet dominical, qui la réconfortait immédiatement, par habitude) a depuis longtemps été dissipé par l’odeur du tabac froid. Au sous-sol, machines à sous sous la forme modernes, roulettes électroniques ou avec croupier et tables de blackjack accueillent une dizaine d’irréductibles. Des joueurs locaux, habitués de ces wee hours où l’on joue par habitude, manque d’envie, voire lassitude. C’est l’illustration presque plastique de la grande théorie psychanalytique du joueur pathologique : il préfère perdre, afin d’avoir une raison de se plaindre —et donc d’être écouté, réconforté, materné.
La gagne, la ouinne, n’est pourtant pas interdite. Au hasard d’un billet de 50 € transformé en quelques minutes en plusieurs billets verts, on se découvre repartir les poches pleines, laissant derrière nous, très vite, le tabac froid, les mines grises, les cafés tièdes du buffet, les roulettes qui tournent dans le vide. A l’étage, les tournois de poker n’ont pas encore repris. Il faudra attendre midi, et l’arrivée d’une flopée de WIP (icônes télévisuelles, influenceurs, sportifs, etc.) ainsi que de joueurs pros pour que la fête reprenne et puisse battre son plein. Et là, peu importe la gagne tant qu’il y a le fun.