Durant tout la durée du WPT World Championship, nous vous proposons un Journal Off documentaire sur Vegas et la compétition, ainsi que des résultats factuels journaliers et des entretiens avec les joueurs rencontrés.
« Las Vegas est une ville sans histoire, » m’avait soufflé un ami qui y avait posé ses valises bien trop définitivement il y a une vingtaine d’années. Au vu des faits divers qui s’accumulaient dans la presse locale que je compulsais à distance, via internet, je ne comprenais pas son assertion. « Sans histoire, littéralement sans histoire, sans mémoire si tu veux… » De cet aveu, j’avais gardé toujours en tête l’idée d’une ville qui n’existait pas, une chimère plantée dans le désert, intangible et iréelle.
La première fois que j’avais posé un pied à Paradise, Nevada —nom « officiel » d’une partie de Vegas où étaient installée la majeure partie des grands casinos—, c’était pour la préparation d’un long-métrage documentaire pour Arte, sur les joueurs du poker (ndlr : le film deviendra, deux ans plus tard, That’s Poker). Des villes du jeu, je ne connaissais que Monaco, Deauville et même Macau, visitée à toute allure en 48 heures, afin de profiter de ses lueurs bleutées, ses courses de lévriers faméliques sous les néons et le défilé des prostituées en tailleur fifties, dans les sous-sols de ses casinos suintant l’humidité. Etais-je prêt pour l’immédiateté de Las Vegas, pour sa chaleur asséchante, son architecture-parc d’attraction, son découpage urbain symétrique, sa vie souterraine dans les aroyas, ses arnaqueurs et ses tricksters, ses prostituées qui y déroulaient leur « menu de l’amour » sans croiser votre regard, au comptoir des bars des casinos ? Etrangement, oui.
La ville avait beau être dépourvue d’histoire —d’historique, plutôt— , elle était hantée par les histoires humaines. Par les chauffeurs de taxi ou les croupiers exilés de pays en guerre —l’ex-Yougoslavie et l’Ethiopie en tête—, par les flambeurs invétérés qui n’avaient plus jamais retrouvés la porte de sortie leur permettant d’échapper au désert du Mojave, par les libertariens brûlés au soleil des RV Parks, par les escrocs en fuite et, surtout, par les petites mains du gamblin business, venus faire tourner coûte que coûte cette industrie folle dans laquelle j’allais plonger tête la première pour deux décennies.
De 2004 à 2014, j’ai dû vivre, en cumulé, près de deux ans à Las Vegas. A l’écart du Strip, mais jamais loin des joueurs. Depuis le grand appartement du 23ème de la tour du Palms Place où je posais invariablement mes valises (Room 20320), j’admirais les lumières du casino Rio et sa horde de joueurs venus du monde entier pour la messe annuelle des WSOP, chaque été ; je me réveillais aveuglé par le soleil impérieux du désert, par l’odeur de cannabis ou d’herbe qui filtrait du système de climatisation, par les cris éthylisés des groupes qui rentraient au petit matin d’une nuit sans but ni fin. J’étais le seul, sans doute, à éviter les taxis pour arpenter à pied cette ville-monde à la carcasse bien trop visible, comme étalée, nue,devant les yeux, de celui qui voulait bien regarder à travers les grandes baies vitrées de sa chambre, plutôt que de rester collé au tapis vert de la roulette ou à la pole-dance des clubs de Strip d’Industrial Road. Je consommais des litres d’eau à marcher, tourner, éviter, me figer à l’ombre d’un poteau de signalisation pour reprendre mon souffle. J’arrivais, haletant et au bord de la déshydratation, dans d’étranges commerces locaux qui se souciaient bien peu de moi. Je croisais des joueurs dénudés insérer leurs derniers quarters dans les machines à sous des 7-Eleven et autres stations-services. J’admirais la ville et ses habitants qui se couchaient et se réveillaient sans faire attention au monde extérieur, à ce qui pouvait bien se passer au-delà du désert.
Cela fait dix ans, depuis l’été 2014 précisément, que je n’ai pas remis les pieds à Las Vegas. La lassitude, sans doute, d’y retrouver toujours les mêmes visages exsangues, de connaître les joies fugaces mais intenses du gain ou de la perte, d’avoir trop échangé de banalités et de connaître par avance les swingsdes joueurs de poker que je suivais. Les histoires, pourtant, ne s’arrêtaient pas avec mon départ : la mythologie de la ville et de ses habitants —éphèmères ou non— possédait un cœur battant qui en faisait, pour toujours, un corps en mouvement, toujours surprenant. Oui, mais pas pour moi, pas pour une décennie.
Dans l’avion qui me ramène à Las Vegas (vol Virgin Atlantic VS155) pour le WPT World Championship, les souvenirs se bousculent, et son lot d’émotions. Qu’est devenue Neesha, cette trapéziste du Cirque du Soleil, que j’avais croisée à l’été 2005, alors qu’elle perdait des dizaines de milliers de dollars par semaine au Blackjack ? Où a bien pu atterrir Larry, le chauffeur de taxi que nous avions filmé pour notre documentaire, lui qui assstait aux dernières heures de sa salle de poker préférée, le Stardust ? Est-ce que Broad Acres, les grand marché latino du nord de la ville brasse toujours autant le lumpen-proletariat de Vegas, dans une joie et une bonne humeur unique dans cette ville si dure ? Peut-on encore chanter, face à une salle d’ivrognes joyeux, au Dino’s, un dive bar local logé à l’ombre de la grande tour de la Stratosphère ? Et le dimanche venu, puis-je encore aller jusqu’à cette petite réserve indienne à 10 km à peine du centre de la ville où les prêches sont pleines de ferveurs et d’espoir ? De Vegas, j’ai presqu’oublié l’Histoire, mais jamais ses histoires. Je sais que le désert croît, en dehors de la ville et au sein du cœur de ses habitants. Alors que les turbulences des souffles chauds qui remontent du désert américain commencent à agiter mon vol, et que tous ceux qui m’accompagnent sont déjà enivrés par leur séjour à venir, leur rêve de gloire et de fun, je ne peux qu’espérer, durant quelques jours, croiser et recroiser bien des fantômes, pour pouvoir à nouveau en sonder l’humanité.
Jérôme Schmidt
photographie : « Learning from Las Vegas », by Robert Venturi