Marlon n’a plus d’âge, éclate-t-il lui même de rire. Cela fait 17 ans qu’il est à Las Vegas, et sûrement bien plus du triple sur cette terre sainte, conclut-il avec le même sourire désabusé. Marlon est un des nombreux gardiens sans terre que connaît Las Vegas. Des petites mains qui s’assurent que l’arrière du décor du Strip ne parte pas en fumée dans l’indifférence générale. Dix-sept années passées à garder pendant la journée le Blue Angel Motel, l’un des motels les plus marquants de Fremont Street, la « zombie alley » de tous les accrocs à la Crystal-meth de Vegas. Après ces heures passées au soleil, à éviter les ennuis, arborant un t-shirt « SECURITY » fluroescent qui ne repousse guère que les rayons du soleil, Marlon a cette peau cuivrée des plus démunis. Ceux qui vivent grand brûlés pendant que les flots ininterrompus de touristes s’abritent sous la climatisation des casinos-malls, ne tentant une incursion en terre extérieure que lors du passage matinal, hangover à la clé, à la piscine de leur ressort. Marlon est un gardien dépossédé depuis deux ans, date de fermeture du motel, jamais racheté, jamais détruit. Il ne sait pas de quoi sera fait demain ; tout au plus qu’il ira brûler sa maigre paye journalière au vidéo-poker du Silver Nugget, un peu plus au nord de la ville, en buvant des bières à 1$, pourboire non inclus.
Quelques heures plus tôt, Layne Flack entrait avec cette même peau burinée sous les spotlights de la table finale du Deuce-to-Seven à 10 000$ des WSOP. A ses côtés, le who’s who du poker : David Baker, multi-finaliste 2013, John Hennigan, parieur fou, ou encore Jeff Lisandro, paré d’une chemise de soie dorée à rayures noires, au confin du mythe du Parrain. Flack ? Nous l’évoquions il y a un an, lors de son retour express en terre médiatique, et de sa dernière finale en date. Flack est « né » médiatiquement à la fin des années 1990, après sa victoire de la 1997 au Hall Of Fame Poker Classic, puis une année plus tard en runner-up d’un NLHE 2000$ aux WSOP, finissant devant Scotty Nguyen. Pour tous, Flack est l’héritier direct de Stu Ungar, comme une réincarnation apparue à la surface de la planète poker au même moment où le Kid Ungar se laissait emporter par une overdose dans un motel perdu de Glitter Gulch. Héritier, Flack, car directement dans la lignée de Ungar : un joueur instinctif, terriblement brillant, trop sûrement pour un monde du poker qui à cette époque déjà tendait à s’aseptiser, et un adepte de l’extrême, goûtant à toutes les drogues (alcool, cocaïne, PCP, Crystal-meth), broke au quotidien, gagnant à tout jamais. Demandez à ses amis —et ils sont encore bizarrement nombreux— de vous parler de Flack, et tous auront le même sourire gêné, plein d’affection. Ted Forrest, son backer de l’époque, avait dû se battre comme Billy Baxter avec Stu Ungar, à le sortir de son lit pour qu’il descende au Horseshoe. Pendant ces années, Flack vit une bouteille de bourbon à portée de main. « Un matin, Hellmuth et Forrest vont me chercher dans mon lit, en hurlant pour que je me réveille. Il paraît que j’étais en table finale d’un tournoi des World Series, j’avais complètement zappé, trop soul pour m’en souvenir. » Quelques minutes plus tard, au bout de trois mains, il élimine le chipleader, et entame sa route vers son premier bracelet.
Au début des années 2000, Flack goûte à la drogue, via un ami qui lui passe une pilulle d’ecstasy. Avant cela, Flack s’était contenté de l’alcool, avec un excès rare. « C’est le meilleur ivrogne que j’ai jamais vu jouer au poker », se contente de résumer un croupier du Horseshoe de l’époque. Pour Flack, la drogue est une nouvelle étape dans sa vie d’addict, et elle coïncide avec ses années les plus brillantes en terme de poker, puisqu’il totalise plus de 2 000 000$ de gains entre 2002 et 2004. « A cette époque, je n’ai jamais joué sobre, » nous confiait-il l’an dernier à la pause d’un tournoi des World Series, les cheveux en brosse et la mine reposée. « Je n’ai même pas vu le monde du poker évoluer, tout allait simplement, j’étais défoncé 24h/24, et les jetons venaient vers moi. » Etrangement ses années de rehab, passées à décrocher, coïncident aussi avec ses moins bons résultats. « Daniel Negreanu m’a pris en main, il a payé de sa poche ma cure de désintoxication, et toute ma vie, je le remercierai pour cela. J’étais broke, sans le moindre sou, des gens se sentaient trahis par ma conduite, et je roulais à 200 à l’heure vers un mur d’acier, le sourire aux lèvres… ».
Cette année encore, Flack est passé à côté du gros coup, celui qui le remettra vraiment en selle. Mais au vu de son sourire, après être sorti en 6ème place pour « seulement » 35 000$, on peut espérer qu’il a vaincu, ou tout du moins mis de côté quelques instants, ses failles inaltérables. Plaisantant avec Lisandro et Hennigan tout au long de leur (courte) finale, il aura accompli le minimum syndical de tous les wonder-kids du poker, toujours vivant contre vents et marée, comme ses amis Mike Matusow ou Erick Lindgren.
En partant, Flack est allé à son hôtel, downtown, au Sam Boyd’s Fremont. Derrière lui dans la file de taxi, je le retrouve quelques heures plus tard dans le vieux Vegas, encore souriant de sa performance avec deux amis, regardant les hordes de touristes aux t-shirts graisseux défiler inlassablement sous les néons vintage des vieux casinos du Downtown. Un homme d’une cinquantaine d’année l’interrompt dans sa conversation : « Would you like to help a Vet, Sir ? » Large d’épaule, la peau de la même couleur de Flack, la même peau brûlée en surface et irriguée de trop d’alcool, l’ancien du Vietnam veut de quoi manger. Ou jouer, se refaire, reperdre, acheter une dose, passer le temps, partir loin, quitter cette ville qu’il n’aurait jamais du visiter. Avec son billet de 100$, il pourra faire tout cela, ou presque.
Il faut croire que la devise ne sied pas qu’aux pays qui l’ont officiellement adoptée (Andorre, Angola, Belgique, Bolivie, Bulgari, Géorgie, Haïti et Malaisie) : au poker aussi, l’union fait la force. C’est en tout cas l’évidence qui s’impose lorsqu’hier, au lancement des derniers Day 1, trois figures du poker hexagonal sont montées sur scène, scellant ainsi une alliance que beaucoup n’auraient jamais imaginée il y a encore quelques années : Matthieu Duran (Live Event directeur de Winamax), Patrick Partouche (des casinos du même nom) et Apo Chantzis (Texapoker).
Alors que des secousses avaient mis de la friture sur la ligne de la relation Winamax-Partouche il y a plusieurs années, il fallait bien tout le savoir-faire et le talent naturel d’Apo Chantzis, fort de ses équipes et son maillage extraordinaire sur tout le territoire, pour mettre tout le monde autour d’une même table, et arriver à sceller un destin commun. Hier, leur présence à trois sur la grande estrade du Pasino Grand d’Aix-en-Provence était à la fois le symbole d’une industrie pacifiée, qui travaille désormais main dans la main, et d’une victoire médiatique, devant ce qui allait devenir le plus grand field d’une finale du Winamax Poker Tour.
Petit à petit, le field se rapproche « de l’argent ». Une obsession pour ces milliers de joueuses et joueurs qui se déplacent parfois depuis l’autre bout de la France afin de s’offrir un shot au prizepool juteux proposé par ce tournoi à seulement 500€ ? Pas certain, ou en tout cas, pas obligatoirement pour tout le monde. L’obsessions d’entrer dans l’argent (souvent pour un gain marginal, à moins d’atteindre le Top 20 du tournoi, surtout lorsqu’on a mis plusieurs bullets dans le tournoi, jusqu’à sept pour les plus opiniâtres) relève plus du défi personnel —inscrire sa première ou son énième ligne HendonMob, raconter à ses amis son run avant son badbeat qui met une halte définitive à tout rêve d’argent et de gloire— que d’un plan de carrière. Les pros, on le sait, sont de moins en moins présents dans les fields de poker, ce jeu de hasard et de talent (dans l’ordre inversé) étant devenu pour beaucoup un loisir, une récréation, une parenthèse qu’il faut garder enchantée.
Rien de plus frustrant pour un joueur, en effet, que de ne pouvoir jouer ; au piquet, pour celui qui s’interdit de jeu comme pour celui qui y est tricard du boléro. En montant le long escalator qui amène au premier étage du Pasino Grand d’Aix-en-Provence, on glisse lentement, dans le brouhaha des jetons et des files de joueurs en attente d’un siège, au beau milieu des fanions qui ornent les murs, célébrant vainqueurs et héros du Winamax Poker Tour au fil des années. Parmi les visages en gros plan, cadrés serrés, une seule photo de groupe : celle de la « Team Big Roger », victorieuse en 2013 du seul tournoi par équipe proposé lors de ces festivals. Sur l’affiche, trois visages souriants, ceux de Stéphane Bazin (depuis très rare sur le circuit poker), Antonin Teisseire (omniprésent lors des tournois du sud-est de la France et sur le circuit Partouche) et Roger « Big » Hairabedian. Ce dernier, nous en avons déjà parlé in extenso lors d’une plongée tête la première dans son éternelle télé-(ir)réalité qu’il autoproduit chaque jour ses réseaux sociaux, annonce son éternel come-back. Mais ses courbes émotionnelles, tout aussi ascendantes que descendantes, ont rendu l’opération de plus en plus délicate. Chaque espoir s’ouvre teinté d’une seule crainte pour l’observateur empathique : que rien ne voie le jour, que tout s’effondre avant d’avoir été monté, voire simplement esquissé.
On ne croisera pas Roger Hairabedian à Aix-en-Provence au WiPT 2025. Contempteur du online, ce n’est pas pour cette raison qu’il aura décidé de skip un large field comme il les aime ; il est tout bêtement interdit de tous les casinos Partouche. L’homme a du talent —il en a toujours eu et, peu importe les années qui passent, il sait signer quelques places dans les casinos qui l’accueillent encore, comme le Circus à Paris— mais aussi celui de se mettre à dos la terre entière, avec quelques obsessions à la clé en sus. On ne sait jamais vraiment, dans les nébuleux rebondissements qui peuplent ses dérives intimes, quelles sont les véritables raisons de ces interdictions de casino, fâcheries diverses et vendetta en ligne. Peut-être, finalement, n’est-ce d’ailleurs pas la question principale…
« Les centaines de choses que l’on a faites de travers dans la vie. Pas forcément à dessein : elles ont pu se produire par stupidité, maladresse, inconscience, par mégarde, pure connerie, sans arrière-pensée« , lisait-on justement à quelques minutes du coup d’envoi du Day 1E en incipit d’un roman sublime, Jours blancs (Jeroen Brouwers, 2013), sous le regard étincelant du Big Roger gagnant d’il y a une décennie. Le regard, depuis, s’est fait plus dur —parfois lucide, parfois désespéré, souvent encore joueur. « Il arrive qu’un souvenir insupportable s’en échappe, et pénètre soudain votre cerveau, pareil à un cambrioleur qui vous jette une corde à piano autour du cour, et nous serre la gorge. » Le souvenir de la victoire, de la gloire et de l’argent étrange ainsi au quotidien ceux qui ont connu de telles cimes ; la respiration de ce millier d’anonymes qui se presse sur l’escalator menant à la table de tournoi n »est que régularité et stress positif.
Que faire, lorsqu’on ne peut plus jouer ? Lorsqu’on vit à distance les grands évènements sans, parfois, ne pouvoir y participer ? A l’époque de champions sublimes comme Stu Ungar, c’était la brokitude qui interdisait toute action. Dans sa biographie, écrite par Nolan Dalla (Joueur né, 2008), l’ancien champion du monde tourne en rond, imaginant les caves s’envoyer en l’air pendant que lui rumine dans sa chambre d’hôtel miteuse du Gold Coast, à Las Vegas. En 2025, Roger Hairabedian a inventé d’autres expédients, intronisant à quelques semaines des grandes compétitions de l’année (WiPT, WSOPC, WSOP Vegas) une joueuse inconnue, Céline « Douceur » Beauchamp, 716$ au compteur de sa page HendonMob. Aux antipodes, donc, de Roger Hairabedian, 11ème joueur all time français et ses quelques 5 500 000$ de gain. On imagine, assez simplement, un contral moral de stacking avec celle qu’il estime « prête à faire de grandes choses dans le poker », sans en connaître plus de détails.
A la hargne et la grinta du parrain Hairabedian, succèderait donc la « douceur » de sa néo-protégée, Céline Beauchamp, qui a cette double tâche muette d’adoucir l’image du mentor et d’aller chercher la gagne là où les portes lui sont désormais fermées. Croisée par hasard à table lors du Day 1C de la finale du WiPT, on ne lui aura pas porté chance, puisqu’elle va sauter quelques secondes plus tard du tournoi principal. Si l’argent et la gloire médiatique sont au choix les deux mamelles qui sous-tendent le monde depuis l’époque pas si révolue de Jean Yanne (pour les plus jeunes, réalisateur & acteur anar-libertarien des années soixante), vivre par procuration le jeu, ses frissons et ses enjeux narcissiques, semble relever d’un lent supplice qu’on ne saurait conseiller à ses pires ennemis. Comment continuer à être, lorsqu’on a été ? Parmi la foule qui s’amasse au fur et à mesure que nous écrivons ces lignes, il y a sûrement dans cet horizon de rêves flottants au-dessus de chaque siège bien des nuances de fantasmes : l’action, le fun, la légende, la victoire et même la perte. Rien ne va plus, faites vos jeux.
Il n’y a pas que la victoire dans la vie. Pas que le rush d’adrénaline de la river miraculeuse, la douce euphorie des triomphes annoncés que rien ne vient trahir. Pas que les billets qui passent de main en main pour finir dans sa poche, pas que les trophées à empiler, les credit-card roulettes jamais perdues, les regards empreints d’admiration, les amitiés nouvelles et éphémères. Il y a la défaite, aussi. La solitude d’un casino à 8h du matin, en pleine semaine, quand les petits-déjeuners offerts par l’établissement sont autant d’incitation à rester encore un peu, histoire de se refaire, de ne pas affronter le ciel grisâtre qui a englouti la ville, ne pas croiser son regard dans les miroirs fumés des couloirs qui amènent vers la sortie.
En arrivant trop tôt ce matin au casino Bratislava, la ferveur de 23h59 s’est éclipsée depuis quelques heures. Les vainqueurs, eux, dorment du sommeil de ceux qui ont vu juste. Ne restent que les joueurs, les vrais joueur, ceux qui se fichent bien de gagner et de décaver. Le parfum capiteux qui flotte dans les casinos et les clubs de jeux du monde entier (une amie, ancienne responsable d’un cercle de jeu parisien, m’avait un jour confié que cette odeur si typique aux établissements de jeux, constituait pour elle une madeleine de Proust olfactive, comme l’odeur du poulet dominical, qui la réconfortait immédiatement, par habitude) a depuis longtemps été dissipé par l’odeur du tabac froid. Au sous-sol, machines à sous sous la forme modernes, roulettes électroniques ou avec croupier et tables de blackjack accueillent une dizaine d’irréductibles. Des joueurs locaux, habitués de ces wee hours où l’on joue par habitude, manque d’envie, voire lassitude. C’est l’illustration presque plastique de la grande théorie psychanalytique du joueur pathologique : il préfère perdre, afin d’avoir une raison de se plaindre —et donc d’être écouté, réconforté, materné.
La gagne, la ouinne, n’est pourtant pas interdite. Au hasard d’un billet de 50 € transformé en quelques minutes en plusieurs billets verts, on se découvre repartir les poches pleines, laissant derrière nous, très vite, le tabac froid, les mines grises, les cafés tièdes du buffet, les roulettes qui tournent dans le vide. A l’étage, les tournois de poker n’ont pas encore repris. Il faudra attendre midi, et l’arrivée d’une flopée de WIP (icônes télévisuelles, influenceurs, sportifs, etc.) ainsi que de joueurs pros pour que la fête reprenne et puisse battre son plein. Et là, peu importe la gagne tant qu’il y a le fun.