Véritable figure de la scène poker depuis plusieurs décennies, Lucille Denos vient de tirer sa révérence, fin 2024, après avoir connu toutes les fonctions autour des tables de jeu, jusqu’à finir Directrices des jeux au Club Barrière, sur les Champs-Elysées. Cette grande amoureuse du jeu a profité de son premier temps libre depuis bien des années pour faire le bilan sur une carrière riche en émotions.
Lucille, vous venez de mettre un terme à votre carrière dans le poker, comment avez-vous pris cette décision ?
J’aurais voulu quitter mon poste de Directrice des jeux au Club à Paris ; j’avais rempli ma mission pour l’ouverture et je me suis rendu compte que je pouvais difficilement continuer à cumuler les deux postes de façon satisfaisante. En même temps, la direction chez Barrière avait changé et ils n’avaient pas la même vision de l’avenir que moi. J’avais déjà choisi de former Brian Benhamou pour prendre le relais en anticipation de ma retraite en 2026 et donc nous avons simplement avancé l’échéance.
De quel(s) succès êtes-vous la plus fière au cours de cette carrière ?(inverser avec question suivante)
Après quelques années de travail comme croupière à l’étranger, ma première fierté a été ma nomination au poste de « Pit Boss » (Chef de Partie) dans le casino chez moi à Margate en Angleterre en 1986. À 23 ans, j’étais un des plus jeunes chefs de partie à obtenir un « Green Licence » auprès du Gaming Board Britannique. Des années plus tard, j’étais aussi très fière d’être la première chef de partie féminine nommée à Deauville et peu de temps après la première femme MCD (Membre de Comité de Direction). Je suis fière aussi d’être la seule directrice de tournoi en France à avoir organisé des tournois avec les 3 plus grandes marques : EPT, WSOPE et WPT. À Deauville, nous étions avec Stéphane Godet les premiers à ouvrir les tables de poker en cash game au casino en 2007 à quelques heures de nos concurrents. Et bien sûr, je suis toujours fière de la création, du développement et du maintien du BPT dans ses différents formats depuis 2007 sans interruption (sauf Covid).
A quoi ressemblait le monde des casinos et du jeu à vos débuts dans ce milieu ?
Quand j’ai démarré ma carrière dans les jeux, les casinos étaient plus luxueux. Nous, les croupières, étions habillées en robes de soirée et les garçons en smoking et nœud papillon! Les clients venaient également très habillés et même à Deauville en 1988, l’accueil avait des vestes et des cravates à prêter aux joueurs! Depuis, les jeux sont devenus plus accessibles et la mode a changé. Quand un jean déchiré de marque coûte plus cher qu’une robe de soirée, les exigences des dress codes ont obligatoirement changé. J’avoue que ça me manque!
L’offre de jeux a changé aussi car, quand j’ai démarré ma carrière en Angleterre en 1982, le casino ne proposait que le Black Jack et la Roulette Anglaise. L’autorisation d’autres jeux au fil du temps et dans les différents pays où j’ai travaillé, m’a permis d’évoluer en permanence étant toujours prête à apprendre un nouveau jeu!
En arrivant en France en 1988, nous étions les premières femmes à travailler aux tables de jeux dans les casinos. Nous nous sommes retrouvées dans un monde masculin et un peu misogyne mais cela n’a pas duré trop longtemps et ma carrière en est la preuve.
Quel a été votre parcours avant le groupe Barrière, puis au sein du groupe ?
J’ai toujours su que je voulais voyager et donc après avoir appris que le frère d’une amie était croupier sur les bateaux de croisières, je me suis dit que c’était peut-être une carrière pour moi. Peu de temps après, j’ai vu une annonce pour une formation de croupier dans notre casino local et j’ai postulé. Après cette formation en 1982, j’ai travaillé un an en Angleterre avant de partir à mon tour travailler sur les bateaux de croisières aux États-Unis. Ensuite, j’ai travaillé en Afrique du Sud et au Liban en 1985. Je suis retournée travailler chez moi en Angleterre en 1986 et puis à Londres en 1987. En 1988, je voulais continuer mon tour du monde et donc j’ai postulé pour travailler à Deauville. J’avais l’intention de rester un an, mais j’ai rencontré le papa de mes enfants et 36 ans plus tard je suis toujours en France ! J’ai appris des jeux comme la roulette française et le craps et éventuellement ma carrière a progressé. J’ai été nommée sous-chef, chef de table et puis chef de partie. Parallèlement, j’ai repris mes études à la FAC et j’ai obtenu ma Licence, Maîtrise et CAPES avec l’intention de changer de carrière et devenir prof d’anglais. Finalement, la proposition d’un poste de Membre de Comité de Direction à Deauville en 2003 m’a retenue dans les jeux ! Après l’organisation des 2 premiers EPT et suite à l’introduction du poker dans la réglementation des jeux, j’étais nommée Directrice Tournois de Poker pour le groupe en 2007. En 2018, j’ai été nommée également Directrice des Jeux du Club Barrière à mi-temps et j’occupais ces 2 postes depuis.
Comment avez-vous découvert le poker, et comment vous êtes-vous spécialisé ensuite sur ce « produit » de jeu ?
J’ai appris à dealer le poker juste avant de quitter le Barracuda Club à Londres en 1988. Ensuite, lorsque John Duthie, le fondateur de l’EPT, a contacté le Groupe Barrière en 2004 avec le projet EPT (saison 1), étant Anglaise et ayant des connaissances de poker, mon supérieur à l’époque m’a confié le dossier. J’ai collaboré ensuite sur les premiers EPTs avec John et Thomas Kremser, auprès de qui j’ai beaucoup appris. Lorsque la réglementation des casinos a été modifiée pour autoriser le poker dans les casinos en 2007, j’ai été nommée Directrice des Tournois au sein d’une « cellule poker » au siège, avec comme mission d’introduire le poker en cash game et d’organiser des tournois dans les différents casinos du Groupe. Cette nouvelle mission m’a permis de découvrir d’autres aspects du métier comme le marketing, la partie RH et la logistique, mais surtout de voyager à nouveau comme au début de ma carrière.
Quels sont vos trois (ou plus) grands moments et meilleurs souvenirs dans le milieu du poker ?
Avoir organisé un tournoi caritatif à la Tour Eiffel pendant les WSOPE à Enghien-les-Bains reste un de mes plus grands souvenirs. C’était un moment exceptionnel. L’organisation du premier EPT en France en février 2005 (saison 1 de l’EPT) reste toujours en haut de ma liste, ainsi que l’organisation de l’EPT Paris en 2023 et 2024. J’avoue que j’ai adoré collaborer avec Jack Effel pendant les WSOPE. Nous avons fait un binôme professionnel ensemble, mais nous avons aussi beaucoup ri ensemble.
Quels joueuses, joueurs et professionnels du circuit allez-vous regretter le plus, et pourquoi ?
Mon équipe (Sébastien, Elliott, Léo D, Clémence, Karine, Olivier) : Ils se sont toujours donnés à fond depuis des années et ils disaient souvent « On le fait pour toi ». Ils ont grandi à mes côtés et ils sont devenus de vrais professionnels. J’en profite pour les remercier encore pour leur implication, leur dévotion et leur courage. Il y avait une ambiance de retrouvailles familiales à chaque événement même avec ceux qui n’appartiennent pas à la famille ! Mes extras (floors et croupiers) m’appelaient souvent leur « Maman Poker » car malgré mes exigences avec les procédures, je les gérais avec une approche presque « maternelle ». Eux aussi vont me manquer. Mes partenaires comme Cedric Billot, Julian Liarte, Hermance Blum ou Gregory Chochon avec qui la collaboration était toujours un plaisir et que je considère comme des amis. Enfin, les joueurs avec leurs anecdotes, leurs bad beats, leurs demandes et leurs conseils. Ils sont trop nombreux pour nommer individuellement ces personnages pro ou amateurs que je revoyais dans chaque tournoi comme des vieux amis retrouvés.
Vous avez aussi rencontré votre compagnon, malheureusement décédé depuis, dans le cadre de votre travail, une personnalité appréciée de tout le milieu du poker. Pouvez-vous évoquer pour nos lecteurs quel homme était Stéphane Godet ?
Stéphane et moi étions un binôme complémentaire, solidaire, partageant les mêmes valeurs de travail. Stéphane était bienveillant et attentionné, toujours prêt à rendre service même aux inconnus. Il était quelqu’un sur qui on pouvait compter dans la vie privée et professionnelle. Pendant que je veillais sur la stratégie dans le respect de la réglementation et des procédures, Stéphane s’occupait plus des finances et surtout du relationnel. Il avait un très bon rapport avec les joueurs et tout le monde se souvient surtout de son sourire.
Si vous deviez changer une chose dans l’histoire du Barrière Poker Tour, que changeriez-vous ?
J’aurais commencé le tour avec un buy-in plus bas dès le début en 2007. Le premier tour organisé par Barrière Poker fut influencé par 2 choses : nos premières expériences de poker avec le succès de l’EPT en 2005 et 2006 et à l’époque on devait avoir un partenaire en ligne. À la dernière minute, le partenariat n’a pas été signé à cause d’une contrainte réglementaire concernant le branding. On s’est retrouvés alors seuls avec un tournoi trop cher ! Nous avons réduit progressivement le buy-in pendant les mois et les années pour enfin finir avec un middle buy-in Main Event autour de 500€ plus frais. À ce buy-in, nous remplissions les tournois, chose qui est plus positive pour l’image mais il fallait compter sur les revenus périphériques pour trouver de la rentabilité.
Quel regard portez-vous sur l’offre de jeu à Paris, dans les clubs, comme le 104 où vous avez été une personnalité centrale ?
Malheureusement, la réglementation des clubs a des contraintes qui rendent l’exploitation des tournois difficile. En plus, la surface exploitable en jeux n’est pas très grande. Les jeux de contrepartie sont bien évidemment plus rentables que le poker. Sachant que les frais de fonctionnement sont assez élevés pour les établissements de jeux, surtout à Paris, il faut jongler en permanence entre ces 2 types de jeux. Je pense que tous les exploitants à Paris attendent avec impatience l’autorisation de la Roulette et l’utilisation des espaces sera sûrement modifiée afin de créer de la place pour les tables de roulette, qui sont plus rentables que le poker.
Garderez-vous toujours un amour pour le jeu ? Comment envisagez-vous votre futur proche ?
36 années chez Barrière mais bientôt 43 années dans ce métier, j’ai la chance de pouvoir dire que j’ai travaillé dans un métier qui m’a passionné. Ma passion était surtout nourrie par l’envie de réussir la qualité de la prestation. Que ce soit « la beauté » dans ma façon de manipuler les cartes et les jetons comme croupière, la qualité de l’organisation d’un tournoi de poker comme directrice de tournois ou la bonne gestion d’une salle de jeux comme directrice des jeux, le fil conducteur était toujours que le joueur quitte la table, le tournoi ou la salle de jeux avec la meilleure expérience de jeu possible, même s’il a perdu. Je ne suis pas encore techniquement à la retraite donc dans un premier temps je vais me reposer, profiter de ma famille et faire mon autre passion qui reste toujours de voyager. Si entre-temps on me propose des missions intéressantes, pourquoi pas.