C’est une remarque faite il y a quelques années par un connaisseur de la scène poker internationale : le joueur pro John Juanda, alors ambassadeur de FullTilt, géant du poker en ligne en cette ère pré-Black Friday (15 avril 2011, quand l’état américain ferme tous les sites de poker en ligne), résumait la situation international du poker à sa caractéristique quasi-identitaire américaine : « Quand on aura lancé une variante appelée ‘Fuji Hold’Em’, le Japon deviendra le premier marché poker des pays émergents ».
Derrière la boutade, une réalité : de par son essence et son imagerie, le poker restera toujours confiné à l’arrière-salle des clandos texans. Des stetsons (pour les plus historiques, façon Amarillo Slim, Puggy Pearson ou Doyle Brunson), des cigares (pour le versant oriental à la Sammy Farha ou Eli Elezra) ou un look de jock et de dude tout droit sorti d’un mauvais teen-movie des nineties pour la première génération du poker en ligne (short, claquettes, liasses de billets qui débordent des poches, t-shirt à l’effigie d’une quelconque franchise sportive). Les clichés ont la peau dure, et peu sont ceux qui ont tenté de les renverser ou les réécrire.
En Asie, le poker prend mal. A Macau, les triades chinoises et leurs affidés ont beau contrôler le monde du jeu via quelques magnats incontournables, les énormes cash-games sont les seuls à subsister. La scène locale existe peu, et n’est en tout cas accessible qu’aux plus grosses bankrolls. Là-bas, le jeu est silencieux, souvent couplé à la prostitution —on flambe aux tables, sans mot dire, avant de monter avec une des filles qui défile au sous-sol du casino Lisboa directement dans sa chambre— et n’a pas la même dimension de fun (feint ou réel) qui anime chaque nuit Las Vegas. Les lumières bleues de l’ancien port de commerce sino-portugais rajoutent au côté film noir de cette ville du jeu singulière. Sur le Mainland de la Chine, pas besoin de tergiverser : le jeu est interdit par le pouvoir central. La messe est dite.
Au Japon, par contre, la tentation du poker est omniprésente. PokerStars les premiers ont commencé à sponsoriser au milieu des années 2000 des clubs de jeux « amateurs » où l’on joue des jetons, sans pouvoir gagner d’argent. Des cadeaux (comme au pachinko, le flipper à billes qui ruine les retraités de toute l’archipel) sont par contre offerts sous forme de package à l’étranger et autres qualifications en live. D’autres clubs qui ressemblent plus à des amicales de joueurs ont ainsi fleuri dans tout le Japon, souvent lotis à l’étage d’immeubles de bureaux, communiquant peu, mais formant des générations de jeunes joueurs. Là où l’on parlait d’un Fuji Hold’Em, le tropisme américain d’après-guerre du Japon a suffi pour que ce jeu made in america trouve tout naturellement sa place au Japon, cette île où l’imagerie fifties de l’Amérique triomphante fonctionne étonnamment toujours.
Cette année aux WSOP 2022, malgré la taille étriquée du contingent nippon (réduit de par l’impossibilité ou presque de voyager en cette ère post-pandémie), des joueurs ont déjà signé des places payées. En ce 7 juin, c’est un habitué de longue date des ITM aux USA, Naoya Kihara, qui mène la danse à 17-left sur le prestigieux Championship à 10 000$ Dealer’s Choice. Quelques jours plus tôt, il avait déjà fini 4ème du Dealer’s Choice 6-handed à 1 500$, tandis qu’un compatriote, Kosei Ichinose finissait 14ème du Omaha 8-or-better. En parallèle, c’est le World Poker Tour, déjà très actif sur la scène asiatique, qui annonce un stop important à Osaka, la ville la plus américaine du Japon, du 12 au 14 août, dans le quartier branché de Nakanoshima. Les Jeux Olympiques, dont la dynamique internationale a été brisée dans son élan par l’épidémie de Covid, devaient installer le Japon dans le paysage des jeux d’argent. Les opérateurs, toujours interdits online et encore dépourvus de réels casino, ne cessent cependant de faire le siège de ce marché qui, une fois libéré, pourrait donner une nouvelle dynamique au poker mondial.
Lancés dans la course au titre, au bracelet ou simplement à une litanie d’ITM, le joueur professionnel vient à Las Vegas chaque année avec des rêves de grandeur ; il en repartira éreinté, riche en millions ou ruiné pour l’année, tant le grind des dizaines de tournois, couplé aux nuits blanches de fête ou de doute, vient à bout de toutes les volontés. Les WSOP sont une course de fond, de celles où il faut sans cesse vérifier la jauge d’énergie, réinitialiser ses attentes et ses stakes. Lancé dans cette quête où tout peut basculer à chaque moment, l’amateur ou le pro se remet à un cadrage —physique, en multipliant les séances en salle de sport ; psychologique, avec coach mental ; technique, à refaire les mains comme dans un cauchemar éveillé— pour tenter de rationaliser ce qui ne peut l’être : une carte qui tombe mal, un call improbable. Tout était sous contrôle, jusqu’à l’accident. Buster. Buy-in. Day 2. ITM. Table finale. Parfois, la course se finit par la victoire.
Au beau milieu de ces hordes de coureurs de fond au physique parfois assez peu sportif, les couvreurs jouent des coudes. Au fil des années, pourtant, ceux qui font vivre à distance l’intensité de la compétition sont devenus presqu’un curiosa, une survivance d’un âge d’or du poker où les rooms investissaient à tour de bras pour faire parler d’elles, même si la plupart opéraient illégalement. Au mitan des années 2000, en pleines années post-boom du poker, les WSOP représentaient une marque surveillée de toutes parts, un gâteau que les exclusivités médiatiques rendaient quasi inapprochable : ESPN, le bouquet du câble spécialisé dans le sport, avait l’exclu des images vidéo, montées en émission ultra-populaires et diffusées un peu plus tard ; PokerNews assurait un coverage quasi exhaustif avec des équipes grandissant d’années en année. Au beau milieu de toute cette armada d’équipes Made In Usa, il fallait se frayer un passage pour faire entendre la voix de médias plus alternatifs.
En 2006, le tournage du long-métrage documentaire That’s Poker pour Arte (France/Allemagne) et CBC (Canada) se faisait dans des conditions absurdes imposées par ESPN : 5 minutes de présence d’une caméra par jour, chronométrée par des garde-chiourmes stressés par l’enjeu ; 3 minute de tournage effectif, là encore chrono en main. Côté presse, c’est la première année où un jeune journaliste du nord de la France, Benjamin « Benjo » Gallen posait son laptop dans la salle presse bien calme réservée aux couvreurs en herbe, assurant un suivi multi-plateformes pour WAM (futur forum de Winamax), Made in Poker et Poker.fr. 17 années plus tard, il dirige une petite armée de journalistes comme lui, pour Winamax, seule room à encore investir dans l’éditorial pour ce grand évènement. Une approche quasiment unique dans le monde du poker qui a, au fil du temps, privilégié l’immédiateté, le temps réel —via le streaming de tables finales, la mise à jour via smartphone des stacks, les twitter spaces, etc.
A chaque édition sa nouveauté technologique, qui disparaît souvent aussi vite qu’elle n’est arrivée : d’outil éditorial à gagdet inutile, le coeur balance. Certains se souviendront encore des vagues « Periscope » assurés par certains couvreurs en manque de selfie, tandis que les vidéos parodiques ou humoristiques, façon capsule, rencontrent un succès aléatoire. Le contenu lourd, lui, est rare. Non pas que le poker ne soit pas matière à réflexion, anecdote ou mythologie : on se souviendra tous de grandes épopées écrites par des journalistes comme Chad Holloway, Nolan Dalla —alors directeur média des WSOP, jusqu’au milieu des 2010s—, Brad Willis, Paul McGuire ou Benjamin Gallen. Des textes au souffle littéraire, des vies dévoilées, des trajectoires brisées ou asymptotiques, des duels homériques, des paris affolants, des nuits qu’on voudrait oublier, des petits matins blêmes ou ensoleillés.
Le couvreur de fond, depuis près de vingt ans, fait vivre le poker comme nul autre média ne le permet. Il aborde le tournoi comme un penseur de la psychogéographie, ces philosophes déambulatoires qui voient en chaque détail du paysage un palimpseste d’histoires. Il passe parfois des heures durant à traîner sa solitude entre les tables mal réveillées, à noter sur un petit carnet un coup brûlant dans l’instant et ennuyeux la minute suivante. Il abonde de small talk avec les joueurs qu’il suit, les stars qu’il convoite, les filles scandaleuses et les retraités flamboyants. Il suit, le nez au vent, l’odeur entêtante d’un parfum capiteux ou d’un vieux grinder qui ne s’est pas changé depuis des jours. Il grogne lorsque les équipes télévisées officielles le bousculent, le remisent loin des lumières et des objectifs, lui interdisant tout accès singulier. Le couvreur est un journaliste du fait divers, un « diversier » dans la plus pure tradition du journalisme de terrain : il ne lâche rien, travaille en autonomie et s’accroche aux tuyaux de ceux qu’il croise. La bonne histoire viendra bien à un moment ; et en attendant, il exécute le tout-venant, le coin-flip qui ne passe pas, le triple-up façon strike de deux joueurs, relaie le bon mot ou la blague entendus à la volée.
Parfois, le couvreur et le coureur de fond n’en peuvent plus de Vegas et des jetons, de la climatisation à bloc, des odeurs de burgers trop grillés, des voix nasillardes des escorts débarquant de Los Angeles chaque week-end, des tips monumentaux qu’il faut lâcher pour croire que l’on peut exister, des sessions de cash-game invariablement perdantes une fois les room des WSOP quittées au beau milieu de la nuit. Le premier ira souvent se ressourcer dans le désert, fréquenter le Vegas inconnu, celui des petites mains du gambling business, hurler une chanson dans un karaoké locals only de l’Arts District, s’offrir la pénombre et le silence d’une séance au cinéma, ouvrir un livre, lire la presse étrangère, s’abandonner dans un film ; le second, trop à sa course et ses objectifs, cherche le second souffle, celui qui permettra de renverser la table et d’entrer dans l’histoire. Tous deux particules élémentaires et singulières, ils se croiseront dès le lendemain de nouveau, sur ce terrain commun qu’est l’épaisse moquette des salles de tournoi du Horseshoe et du Paris Casino, comptant les jours comme des Vendredi de la vie désertique. Les WSOP ne font que commencer, et aucun n’est à l’abri d’un rush d’histoires brillantes ou de coinflips remportés.
(Durant l’édition 2023 des WSOP, nous tiendrons, à distance, un « journal off » comme nous le faisons depuis plusieurs saisons, afin de raconter à notre manière une autre vision du plus grand évènement poker de l’année)
L’épreuve a longtemps été un des rendez-vous phare des WSOP : le Championship de heads-up, désormais à 25 000$, a accueilli en ses rangs les plus grands noms du poker au fil des éditions, de Tom Dwan à Phil Ivey en passant par John Duthie ou Jason Koon. Le field, mathématiquement, doit être un multiple : 2-4-8-16-32-64-128-256… En 2023, il s’est arrêté à 64, pour un tournoi 6 étapes, avec 8 places payées. A ce jeu là, tout le monde observait à distance Doug Polk, une des figures les plus bruyantes du TwitterPoker, actif à la fois en ligne avec sa chaîne YouTube faussement polémique et en live puisqu’il possède un des plus gros clubs de poker texan, The Lodge, à Round Rock. Polk a écrit sa légende en étant l’un des joueurs de tête à tête les plus redoutés des tables high stakes en ligne, puis a continué à imposer son nom via les nombreuses polémiques qu’il fait et défait au gré des vidéos YouTube. L’homme n’a que peu de foi, peut planter des couteaux dans le dos de ses amis de la veille ou encenser ses ennemis du lendemain : peu importe l’avis, tant qu’il y a du click.
En arrivant au Heads-Up Championship des WSOP, Polk sortait d’une éprouvante session de cash-game télévisé, diffusé par le Hustler Club Casino. Rincé par les nuits blanches et les « million dollar buy-in » déposés sur la table à force de recaves, il ne semblait plus avoir le jus pour faire grande impression dans une compétition qui demande plus que jamais concentration et analyse de son adversaire. Il venait de louper, en streaming, quelques calls contre des bluffs de riches cryptomillionaires, de se faire essorer par Tom Dwan, ennemi non avoué depuis bien longtemps, et même s’il ne jouait qu’un quart de « sa main » —information révélée à Rob Yong, sur Twitter, qui se demandait combien de pourcentage de leur stack jouaient ces millionaires du cash-game—, Polk semblait à bout. Mais au fur et à mesure des rounds, et des flips 20/80 qui passent (un heureux QQ>>KK pré-flop en demie finale), il a finalement réussi à atteindre le dernier duel, contre le Canadien Chanracy Kuhn. Une dernière marche trop haute pour l’Américain aux 4 bracelets WSOP, qui aura succombé aux calls judicieux de son adversaire aux moments-clés de ce dernier affrontement, front contre front. Polk passera vite à autre chose : un autre gros cash-game, de préférence médiatisé, un autre clash sur la plateforme Spaces de Twitter, une autre polémique sans lendemain. Le clickbait est encore plus addictif que le jeu.
(Durant l’édition 2023 des WSOP, nous tiendrons, à distance, un « journal off » comme nous le faisons depuis plusieurs saisons, afin de raconter à notre manière une autre vision du plus grand évènement poker de l’année)
Tout est prêt pour l’édition 2023 des World Series Of Poker : des salles immaculées sises au Paris et au Horseshoe (feu Bally’s), en plein Strip de Las Vegas ; une légion de croupières & croupiers, de chefs de partie, de serveuses & serveurs, le doigt sur la couture, attendant les premiers inscrits au tournoi à 25 000$ qui vient ouvrir ces quasi deux mois de compétition ; les hustlers en tout genre qui remontent Las Vegas Boulevard, hantent les bars à vidéopoker des casinos ou exécutent quelques tricks dans les ruelles perpendiculaires, au hasard de l’ombre et de la nuit. Tout est prêt, comme au générique d’une grosse production de cinéma, mais il manque encore le frisson du gamble, celui qui fait chavirer les têtes des pros les plus aguerris ou fait naitre des rêves fous chez les grinders low-stakes d’outre-Atlantique.
Il faut aller un peu plus loin, en Californie, du côté de Los Angeles, pour remonter aux sources de ce qui fait vibrer les observateurs du poker : c’est dans un casino connu uniquement depuis le « scandale du J-4 » qu’ont lieu actuellement les plus gros cash-game de l’histoire du poker télévisé. Le streaming du Hustler Casino Live fait le plein de vues dans le monde entier, malgré un casting un peu redondant, qui force le trait sur les personnalités clivantes —Nik Airball, en gambleur fou ; Doug Polk, en jock énervant et pénible ; des millionaires asiatiques aux fortunes supposées en cryptomonnaie ; Tony G, qui semble parfois jouer scared money ; le très sympathique Rob Yong, en grande gueule humaniste—, la nuit du 30 mai a été riche en émotions avec le retour d’un éternel revenant, Tom « durrr » Dwan. C’est autour de lui que se sont joués les plus gros pots : un call interminable face à un tirage raté de Doug Polk, pour plus d’1,2 millions de dollars ; un bluff contre Polk qui passe tout juste ; et surtout un call incroyable face à Wesley, un gambler d’origine chinoise aux poches sans fond, pour plus de 3 000 000$.
Dès lors, comment se motiver pour le poker de tournoi qui demande rigueur pendant plusieurs jours et de « passer entre les balles » des coinflips à plusieurs reprises ? Ces joueurs high-rollers prendront pourtant surement bientôt un jet privé (où les parties continueront) afin de se poser quelques jours au Big Game du Bellagio, de l’Aria ou du Resorts World ; ils flamberont quelques bullets à 25 000, 50 000 ou 100 000$ (le One Drop For One Million est désormais passé sous l’égide du WPT, organisé en parallèle du WPT Championship de fin d’année), multiplieront les prop-bets afin de pimenter les prizepools à six chiffres qui correspondent à un petit pot de cash-game. Pourtant, à voir la ferveur des vainqueurs des WSOP, à vibrer avec eux au rythme de leur survie et leur triomphe d’un Event pour la première ou la dixième fois, on aura tendance à se placer du côté de ces amateurs et ces professionnels —comme l’indéboulonnable Phil Hellmuth— qui placent l’exceptionnel (la victoire, les bracelets, la singularité, le symbolique) avant le business as usual : ces quelques millions de dollars de plus.