Il y a quelque chose de rassurant, au moins en apparence, dans la ville du vice : les « good guys » gagnent toujours – ou presque. De retour pour cet exceptionnel quatrième jour de compétition d’un 3000$ Short-Handed (les WSOP se bouclent à l’habitude en trois journées de plus de douze heures, d’habitude), Davidi Kitai a donc triomphé, remportant un troisième bracelet WSOP et entrant ainsi dans le club très fermé des Triple Crown + Triple Bracelet.
Ce heads-up, reparti à égalité en début de Day 4, était-il déjà bouclé avant même qu’il n’ait eu lieu ? C’était l’avis, partial sûrement, de la communauté hexagonale qui a fait du champion Belge le plus Français de ses représentants. Pas celui, par contre, de Chris Moorman, défenseur de l’adversaire de l’ambassadeur Winamax. Il faut dire que Gordon Vayo n’est inconnu que pour ceux qui s’arrêtent au poker live ou à l’online à la mode .fr. Vayo est un pur produit de la génération web, martyrisant les heads-up high-stakes sous le doux sobriquet de yoboy. Pour Moorman, pas de débat : Kitai va se faire manger. Pour le contingent français sur place, pas plus de demi-mesure : le « génie » Kitai a déjà son troisième bracelet au poignet.
Force est de constater que, pour une fois, le soutien indéfectible n’aura pas tant faussé le jugement : Kitai n’a eu besoin que de deux petites heures pour se débarrasser du natif de San Francisco, grindant sans relâche l’Américain, et ne le laissant revenir que dans des situations de tapis pré-flop où Kitai disposait d’une avance de jetons très confortable. Car face à la mécanique bien huilée de Vayo, Kitai disposait d’un toute autre éventail, forgé de par son expérience de la compétition live à très haut niveau. Fabrice Soulier, fervent spectateur, résumait ainsi la victoire de Kitai par réseau social interposé : « Tellement plaisir de voir un joueur qui utilise les tells physiques en plus des ranges« . La victoire d’une figure désormais incontournable du poker qui « a prouvé qu’il est dans le super top mondial », comme le résume fort justement Michel Abécassis sur son compte Facebook. Un personnage doux, calme, détaché et drôle, lunaire à souhait qui n’a jamais lâché la réalité de la compétition et sa comfort zone indispensable à un nouveau succès de rang.
Si au poker comme au catch, on aime détester les villains, ces grandes gueules toujours un peu ridicules qui ne terrorisent que les enfants, c’est toujours du côté des « good guys » que l’on se tourne au final. Phil « The Brat » Hellmuth ? Il n’a jamais été autant respecté que depuis sa réelle métamorphose, il y a quelques années, en joueur pondéré et (presque) humble. Tony G.? Le Lituanien, désormais élu… député européen, a laissé depuis longtemps ses frasques derrière lui. Scotty Nguyen, ivre en finale du 50 000$ Championship ? Des excuses et une rédemption plus tard, on lui aura finalement pardonné – mais qu’on ne l’y reprenne plus. Le triomphe des « good guys » n’est d’ailleurs pas pour autant la preuve d’un quelconque affadissement du poker : ces « héros » modernes font plus que jamais vibrer les foules de par leurs fêlures, leurs traversées du désert parfois trop longues et difficiles à supporter, leurs doutes jusqu’au dernier moment. On a pleuré lorsque Fabrice Soulier a gagné le 10 000$ HORSE il y a quelques années, vibré comme jamais lors du heads-up entre Bruno Fitoussi et Freddy Deeb en finale du 50 000$ Championship, espéré la victoire du panache avec la finale de Guillaume Darcourt, sauté de joie avec le bracelet d’Antonin Teisseire, revenu de loin, applaudi à tout rompre le triomphe tant attendu d’ElkY ou de David Benyamine, tant espéré à chaque fois qu’Antony Lellouche s’approchait du dernier carré.
Car dans l’enceinte hors-temps et hors-champ de l’Amazon Room, les sensations sont décuplées, polarisées comme rarement. Le monde, autour, n’existe guère, pas plus que l’heure ou l’actualité. A peine les images de chaînes câblées sportives déversent-elle les matchs de play-offs NBA ou de la Coupe du Monde. Dans cet univers protégé, les « good guys » ont tout loisir de prospérer, loin des contingences parfois rudes d’une ville traversée quotidiennement par la violence. Ce midi, alors que Davidi triomphait ou que Daniel Negreanu échouait une fois de plus en finale, à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau, dans le parking d’un strip-mall et sous le soleil de plomb, s’échangeaient des centaines coups de feu pendant plus d’une demie heure : un couple, déguisé en super-villains, avait décidé de faire justice. Contre qui ou quoi ? Personne ne le saura jamais. Ensanglantés dans leurs déguisements d’opérettes, les deux jokers se sont donnés la mort après leur mortelle randonnée.
Il y a ces joueurs que beaucoup s’évertuent à détester ou critiquer, mais qui forcent le respect et l’élan amical avec le temps. Phil Hellmuth est l’un d’eux, à la fois GOAT (Greatest Of All Time) du poker de tournoi et scapegoat (bouc émissaire) de la communauté américaine du poker pro et semi-pro. Les amateurs, eux, ne s’y sont pas trompés : il est celui qui les fait vibrer depuis des années, de la grande époque du Binion’s aux nouvelles légendes qui s’écrivent sur le Strip, au Horseshoe situé face au Bellagio. Les cohortes de fans se pressent pour lui demander un selfie personnalisé, nouvel avatar des photos dédicacées cheesy des années quatre-vingt.
Chaque été, Phil Hellmuth positive, puisque c’est désormais son leitmotiv, depuis notamment un livre en guise de manuel de self-improvement où il consacre la positivité en art de vivre, quitte à parfois en faire bien trop sur le sujet. Mais l’homme, derrière les rants et les éruptions de colère qui échappent même au personnage qu’il s’est créé de « Poker Brat », a su intimement rester lui-même : le marketing, chez lui, est surfaciel, comme si son humanité dépassait les vagues tentatives de branding qu’il agite sur les réseaux sociaux (boisson énergisante, shitcoin, hotel casino de Las Vegas, opérateur en ligne… tout y est passé).
Hellmuth aime le poker, il est le poker. Un poker made in America hérité des grandes années pré-Moneymaker, cette époque où les personnages, comme au catch, créés pour les tables télévisées sont devenus des american hero. Simples à comprendre, faciles à anticiper dans leurs réactions, et toujours le coeur sur la main. Il y a le Kid (Negreanu) qui babille sans cesse et sait lire dans les âmes ; le Great Dane (Gus Hansen), qui fait tomber les filles entre deux bluffs improbables, avachi à table ; le sportif glacial (Patrik Antonius) venu de contrées glaciales ; le post-soviétique éruptif (Tony G) qui chambre et agresse ses adversaires ; le Texan, l’intello juif new-yorkais, la bimbo, etc.
Mais ce 2 juillet 2023, Hellmuth n’était plus le Brat, ce pénible grand gaillard en survêtement inamovible de quasi mafieux italien (on pense au New Jersey et ses personnages à la Soprano, tous vêtus de track suits) ; il est le jeune homme qui remportait, les yeux écarquillés son premier bracelet, il y a des décennies en 1989, devenant le plus jeune champion du monde, à 24 ans. 34 ans plus tard, il rafle la mise dans l’un de ces nouveaux tournois ultra-rapides créés par les World Series : un 10 000$ Super Turbo joué en une seule journée. 642 entrées, 800 000$ à la gagne. Et c’est Hellmuth, au même regard ébahi, qui entre une fois de plus dans l’histoire. Au 17ème bracelet accumulé, même ses habituels détracteurs ne peuvent qu’observer quelques minutes de silence : Hellmuth force le respect.
Les journées des WSOP se suivent, et se ressemblent parfois. Mais à évènement exceptionnel —un Super High Roller à 250 000$—, shitstorm hors norme oblige. Le « lanceur d’alerte » n’est autre qu’un certain Andrew Robl, joueur high-stakes devant l’éternel, qui allume la mèche alors que le tournoi vient tout juste de commencer : Martin Kabrhel, l’un des joueurs les plus agaçants du circuit, marquerait les cartes lors des compétitions. A l’ancienne : une technique vieille comme le monde que les renards des anciens cercles parisiens ou les sharks des parties de Vegas connaissent par coeur. Une accusation, aussi, vieille comme le monde puisque certains se souviendront que de telles rumeurs couraient déjà sur les parties high-stakes du Dunes puis du Big Game, envers Chip Reese, Amarillo Slim, Puggy Pearson et Doyle Brunson. A l’époque, le « lanceur d’alerte » était un obscur joueur américain qui inondait les forums BBS « rec.gambling » de ses dénonciations jamais véritablement prouvées ni avérées.
Mais dans ce genre de procès médiatique, tout se joue désormais en temps réel, via Twitter. Et la voix de celui qui porte le premier coup —Andrew Robl, donc— compte pour beaucoup dans la crédibilité que l’on peut porter à de telles accusations. Alors que Kabrhel est encore en course dans le 250K, qu’il élimine le paisible Dan Smith, provoquant la colère de ce dernier devant les caméras de PokerGo, les accusations en tricherie fleurissent de plusieurs comptes (Tom Dwan, Galfond, le ‘revenant’ Hugo Lemaire) : oui, Kabrhel triche, marque les cartes en les grattant ou en les « collant » du bout des doigts, et tout le monde le sait depuis bien longtemps dans la communauté. Alors, pourquoi n’avoir jamais rien dit avant ? Certains avancent, complot à l’appui, que ce joueur tchèque habitué des grosses parties du Kings à Rozvadov multiplie les extravagances à table afin de masquer ses tricheries. Tous les joueurs contactés sont, au moins, à l’unisson sur un point : la conduite de table de Kabrehl est insupportable, agressant verbalement les autres joueurs à table, ricanant, se moquant avec flagornerie et cynisme. Tout sauf de la « poker etiquette », même s’il n’est pas le seul à avoir cédé à ce genre de facilités. Et si, suggèrent certain, tout cela n’était pas uniquement du metagame utilisé afin de faire tilter ses adversaires sur le long terme ?
Comme à chaque fois dans ce genre d’affaires, les « vidéos qui prouvent le délit » apparaissent. Tout au plus des clips durant quelques secondes qui montrent en effet Kabrhel en train de frotter une carte. Et alors ? Où sont donc passées ces cartes souillées ? Pourquoi ne pas avoir fait d’enquête depuis tout ce temps si cela était avéré, comme Robl et consorts le disent sans ambage ? Kabrehl se défend, après avoir sauté du 250k (ou, s’être fait éliminé à escient, selon ses détracteurs) : son comportement, quasi-autistique (on imagine en effet assez bien son attitude comme relevant d’un véritable trouble du comportement), n’a rien à voir avec de la triche. Et il poursuivra en diffamation toute personne affirmant le contraire. L’habituel ballet de la dénonce et de la menace de la diffamation peut ainsi démarrer, n’apportant sûrement au final aucune preuve, juste des suspicions plus ou mons étayées car, au final, ceux qui veulent y croire, y croiront toujours. Seuls les imbéciles semblent changer d’avis.
Parce qu’il n’a pas de place pour la nuance, pas plus que pour l’ironie, les interactions sociales semblent régies par une logique de polémiques intenses en un espace temps-poisson rouge : ce qui choque un jour sera oublié le lendemain, mais pourra revenir de façon encore plus hystérisée dans quelques mois. Le feu aux poudres, cette fois, a été déclenché involontairement par Isaac Haxton, lors de sa victoire haut la main du 25 000$ 8-handed, pour près d’1 700 000$. Un premier bracelet pour celui que beaucoup surnommaient « le meilleur d’entre nous sans bracelet WSOP », et la confirmation que 2023 est une année spéciale pour Haxton, de retour au meilleur de sa forme. Pourtant, sa victoire fait « débat » sur le poker-twitter américain : non content d’atteindre les quelques 35 millions de gains en tournois, Haxton a osé dominer le tournoi avec un masque N95 sur le visage. Comme un crachat à la figure des anti-masques, un affront que peu lui pardonnent.
Leur cause est entendue, et aucun débat serein ne saurait être mené : Haxton est un imbécile qui touche des jetons mais porte un masque à chaque seconde du tournoi ; il n’a pas même la politesse d’enlever son masque sur les photos, ce qui choque le monde entier ; Haxton connaît peut-être les statistiques du poker, mais pas celles du COVID, etc. En réponse, Haxton s’amuse à chaque victoire en partageant les photos, invariablement masquées, de ses trophées et ses millions glanés en un seul semestre de 2023. Une posture presque politique, elle aussi, puisqu’il insiste afin de poser comme cela en « soutient à ceux qui subissent la pression publique afin de ne pas porter de masques ».
Kara Scott, l’une des figures les plus attachantes et intellectuellement brillantes du poker depuis bien des années, est l’une d’elles. Elle qui souffre de soucis de santé récurrents bataille depuis des mois déjà afin de promouvoir une extension du port de masques dans le milieu du poker, ces situations où l’on passe en intense proximité d’autres joueurs du monde entier. Son travail —présentatrice des plateaux WSOP— lui a empêché de suivre à la lettre sa recommandation, et elle a contracté le COVID lors d’un WSOP précédent. Sur Twitter, elle subit elle aussi la meute anti-masque, entre libertarisme américain forcené, complotisme-light et toujours ce même dangereux mélange de sentiment de supériorité (je sais mieux que toi ce qui est bien) et d’infériorité (je suis mis au ban) qui créé bien des conflits internes.
Au masque comme acte politique —des deux côtés—, s’ajoute une extension du domaine de la lutte : pour les anti, Haxton n’est pas seulement un « pro-mask » honteux, il est bien évidemment un soldat dévoyé de l’idéologie woke
/ukrainienne/lgbtqi+/progressiste (barrez la mention voulue) qui concourt à amener le monde/l’Amérique droit dans le mur. Posant avec son ami Justin Bonomo (démasqué) sur l’une des photos de vainqueur, il aggrave même son cas puisque Bonomo est considéré depuis longtemps par la poker-sphère réac (Mike Matusow en tête, Ryan DePaulo « I’m not a pussy, I don’t wear a mask », etc.) comme un social justice warrior de la pire espèce. Bonomo, le même joueur qui, filmé masqué à table lors d’un tournoi high-roller WSOP osait user de l’ironie (« ils sont tous nuls à ma table, c’est agréable de jouer contre des types qui ne connaissent rien à ce jeu ») en parlant de ses adversaires multi-capés. Une ironie bien évidemment immédiatement attaquée par ses détracteurs, dont la grille de lecture prédéfinie passe au tamis de l’univocité toute déclaration. Des attitudes qui radicalisent le discours et interdisent le dialogue, comme si porter un masque (ou non) en table finale devait faire sujet de société, objet de débat enflammé et story auto-destructible sur les réseaux sociaux.