« Il faut créer votre nouveau rêve américain ! Il faut que vous découvriez le plaisir d’épargner, et oubliiez celui de dépenser ! », pérore Suze Orman sur les écrans qui entourent l’Amazon Room. Orman est une prêcheuse de l’Amérique des « foreclosures », ces mises sous saisie de la plupart des maisons des endettés. Sur l’antenne locale de PBS, la télévision publique, Suze Orman dirige une émission spécialisée dans les problèmes d’endettement des joueurs du Nevada. Elle arpente le plateau gigantesque, entourée d’estrades bondées d’un public au bord du gouffre. Le sourire impeccable, elle appelle à ses côtés, un à un, les quidams préoccupés : comment rembourser mon prêt étudiant de 40 000$ ? effacer ma dette de carte de crédit, à 70 000$ ? annuler mon crédit dans un casino du Downtown, à hauteur de 25 000$ ? Derrière ses airs assurés, Suze Orman n’a de réponse à aucune question. Face à Bobby, 45 ans, endetté jusqu’au cou à cause de sa passion immodéré du craps, Suze n’a que des leçons mécaniques à débiter. Un prêche sans fond, face à un homme qui s’écroule au beau milieu de la scène, et une seule volonté : vendre une méthode de 6 DVDs et un livre, à 250$, en fin d’émission. Quelques minutes plus tard, un flash d’info annonce les chiffres des casinos de Vegas au mois de mai : 800 millions de bénéfice, 40 millions de taxes pour l’état du Nevada. Et le projet, de plus en plus réel, d’un « Desert Express », train à grande vitesse reliant Vegas de Los Angeles, San Francisco et autres villes de la côte ouest. Car il faut ramener les joueurs, à tout prix, pour que Vegas tienne encore debout.

Dans le monde décharné des addicts, Suze Orman est à la fois vautour et pythie. Face à elle, des centaines de joueurs qui ont cru pouvoir défier le hasard, maîtriser le destin, ne serait-ce qu’un instant. Les couloirs de l’Amazon Room en regorgent : Eskimo Clark ou T .J. Cloutier, pour les plus connus, erraient ce dimanche en marge des tournois à 1 000$ afin de trouver les quelques billets nécessaires pour retenter, une fois encore, leur chance. Eskimo Clark fait partie de la vieille école, celle qui gagnait (beaucoup) au poker dans les années 1980s et 1990s, face à un field non éduqué, qui se couchait à la moindre sur-relance. Depuis, Clark est en quête d’un nouvel exploit, en vain. Pour Cloutier, figure aussi connue du poker que Doyle Brunson à l’époque, la problématique est plus simple : dévoré par sa passion immodérée du craps, Cloutier a brûlé des dizaines de millions de dollars aux dés. Tout en gardant un edge au poker, malgré son jeu vieillissant. Les jeunes joueurs qui passent devant eux ne les reconnaissent, pour la plupart, même pas. Et pourtant, certains sont déjà dans la même direction que Cloutier, Clark, Vinh, et consorts. En version accélérée, puisque le poker en ligne aura créé des millionnaires à 19 ans, et une génération broke à 20 ans.

Dans les couloirs du Rio bruissent des rumeurs folles de banqueroute des plus grands joueurs : Ivey ? Ruiné au craps et aux paris sportifs, redevables de sommes gigantesques à FullTilt, il serait au bord du gouffre. Beaucoup témoignent de parties de dés, au Wynn, où le meilleur joueur de sa génération a perdu 900 000$ en à peine une demie heure. Une paille, peut-être, mais sur le moyen terme, une passion dévorante qui sent la sortie de route. A voir certains joueurs arriver exsangues à la table de poker, le regard fatigué et le visage mal rasé, on réalise que le Black Friday a aussi mis terme de manière brutale à une économie du poker à crédit. En une nuit, ils ont tout perdu, leur bankroll online, mais surtout leur ligne de crédit illimité que pratiquait FullTilt pour ses plus fidèles joueurs pros. Et quand il s’agit de repartir au charbon, d’aller s’asseoir à une table de cash-game au Rio —où se tiennent actuellement les plus grosses tables—, les billets viennent à manquer. Dwan ? Absent du cash-game, et uniquement concentré sur ses side-bets de tournois, écumant inlassablement toutes les compétitions possibles. Andrew Robl ? Croisé ce matin-même, short-stack, à une table de PLO 25-50-100, face à un ancien joueur pro, Thomas Bichon, accompagnés de des joueurs asiatiques anonymes. Doyle ? Fatigué, épuisé par l’âge et les complications de santé, la légende du poker ne se déplace plus que pour les tournois à haut buy-in et en variantes old-school. Pour la première fois de sa vie, il a parié, cher, sur le fait qu’il ne passerait pas l’été…
Jerome Schmidt