
21 juin 2010

Petit par son buy-in, le tournoi HORSE n’a pas démérité en sensations. On le sait, plus les variantes sont complexes et diversifiées, plus les joueurs complets sortent du lot. La variance est moins forte, et la table finale de ce tournoi était exemplaire en tous points, avec 5 détenteurs de bracelets en lice, finissant… dans les cinq premières places : Phil Ivey, Bill Chen, John Juanda, Jeff Lisandro, Ken Aldridge.
La victoire d’Ivey, son huitième bracelet d’affilée, est à la fois historique et presqu’anecdotique. « Je pense pouvoir gagner une trentaine de bracelets, » déclare Ivey, un sourire presqu’inattendu aux lèvres après avoir bataillé des heures durant avec Bill Chen. « J’ai le temps, et si on continue à me proposer des side-bets sur ces compétitions, je trouverai le temps et la concentration pour m’y consacrer. »
A 33 ans, Ivey a tout vu, est revenu de tout. « Kid » du New Jersey, habitué du grind avec fausse ID pour masquer ses 17 ans, Ivey s’est formé sur le Boardwalk d’Atlantic City. Une ville fantôme abandonné par la mafia italienne au beau milieu des années 1970s et qui ne s’est jamais relevée. Une ville-façade dont le seul axe est une rangée de casinos décrépis face aux rouleaux de l’Atlantique, hantés par des joueurs assechés, jouant leurs derniers dollars avant de repartir, harassés et usés, dans les coach-bus les déversant par centaines, coupons de réduction en main, chaque week-end. A l’époque, Ivey se fait appeler Jerome et rase méthodiquement chaque table de cash-game de la ville, du Borgata au Taj Mahal, en passant par le Showboat.
Son seul moteur ? L’action. Miser sur la couleur du flop à tomber ; prendre des paris à 800 contre 1 sur la victoire d’un short-stack lors d’un tournoi ; engager 1 millions de dollars sur 6 mois à se nourrir végétarien, et se commander un hamburger deux semaines plus tard. Phil Ivey est le seul joueur autant respecté dans la communauté poker.
Un respect mêlé de frayeur et d’incompréhension : Ivey est d’un autre monde, il ne respecte que les joueurs-nés, ceux qui viendront jouer aussi cher, aussi follement que lui. Multi-millionaires en gains de tournois, peut-etre, mais cela reste anecdotique car c’est dans les cash-game les plus élevés du monde qu’Ivey fait son « bread & butter ».

Rares sont ceux qui inspirent un sentiment de quasi-égalité à Ivey. Désormais séparé du reste du monde par un homme de main/garde du corps zélé, terré lors des pauses dans son tour-bus de rockstar qui abrite son chef personnel, sa masseuse et quelques amis amateurs de Chinese Poker à 10 000$ le point, Ivey se plie de très mauvaise grâce au jeu médiatique. Qu’a-t-il, finalement, à en tirer ?
Les seuls qu’il laisse entrer dans sa vie sont les autres high-rollers. Alors que des rooms donneraient des dizaines de millions pour le sponsoriser (c’est le cas de Full Tilt, qui lui a cédé des parts et dont un des membres les plus éminents, Howard Lederer, parie régulièrement des millions de dollars sur les victoires d’Ivey), Ivey ajoute, par amitié, le logo vert de PokerRoad, un site web d’information appartenant à Joe Sebok, le fils de Barry Greenstein. Greenstein, le « Bear », un des joueurs les plus proches d’Ivey, qui s’invite caméra en main dans sa villa princière de la côte ouest, surprotégée derrière une Gated Community de milliardaire.
Observez de loin Ivey lors des tournois, et vous comprendrez comme l’homme annule littéralement tous les autres joueurs. Son regard flottant, comme en suspension, ne faisant jamais le point, ne s’allume que rarement. Ou au passage de Negreanu, Benyamine, Antonius, Brunson et Hansen. Mais pas en dessous de cette classe-là. Et c’est bien parce qu’Ivey ne peut (pas encore) jouer seul, qu’il a besoin d’adversaires, qu’il perd du temps à socialiser, à coup de jetons de 25 000$ du Big Game.
Et celui, finalement, qui se rapproche le plus du génie d’Ivey est David Benyamine : sans limites dans ses paris, avec une science du jeu incroyable, un détachement total aux sommes jouées, aux enjeux, aux médias, à une certaine réalité. Jamais le terme galvaudé d’extra-terrestre n’a été aussi juste pour parler de cette race de joueurs direct descendants de Stu Ungar et des gamblers les plus radicaux que le Nevada ait abrité.
Jérôme Schmidt
